30 juillet 2022

LES CINQ PARADOXES DE LA « RENAISSANCE » DE BEYONCE (album)

(CLICK HERE FOR ENGLISH VERSION )


(by Fal-bla-bla) 

Copyright: Beyoncé

Tout est paradoxal dans la "Renaissance" de Beyoncé. 

A commencer par sa sortie. 


Un mois et treize jours d'attente. 


Réinventer le roll-out (= sortie) et faire de l'impromptu la norme, l'imposer à toute une industrie et à des fans au bord de l'hyperventilation à la moindre publication sur Instagram. 


Puis changement brusque des codes; retour aux classiques: une sortie d'album annoncée: 29 juillet; merchandising en pré-commande, pléthore de photoshootscover art à foison et tracklist énigmatique dont l'exégèse occupa bien des journalistes et autres commentateurs désoeuvrés. 


Un mois et treize jours d'attente. 

Et puis un leak (= fuite) à trois jours de la sortie. 


Paradoxe d’un public impatient voire hystérique souhaitant toutefois respecter l’artiste et refusant de jouer les « pique-assiettes » avant l’heure.





Il y a aussi les paradoxes rythmiques d’un album dont les titres et les thèmes s’enchaînent harmonieusement mais dont chaque morceau est marqué par des ruptures de structure, de sonorité et d’ambiance: une explosion sonore précédée par une ouverture pianissimo qui leurre et chamboule l’auditoire à chaque couplet, à l’exception de « MOVE » dont la structure est inversée. 


Un mois, treize jours (moins trois) et une multitude de paradoxes. 


La greluche en a sélectionné cinq et te les expose sans plus tarder. 





Paradoxe 1: Un classique irrévérencieux.


Copyright: Beyoncé


 « BREAK MY SOUL » nous avait bien renseignés: « RENAISSANCE » serait différent. 


On avait craint que la passion soudaine de Beyoncé pour le trap, ce rap narcotique du Sud des États-Unis, ne fût qu’une passade et qu’elle reviendrait sagement aux mélodies aseptisées d’antan, celles qui ont fait sa gloire et ont longtemps fait oublier d’où elle venait, qui elle était vraiment. 


« RENAISSANCE » est bien un flashback, un retour en arrière, mais avec une perspective plus lointaine et authentique qu’on eût pu l’imaginer: à l’instar de “B’day”, vague pastiche de r’n’b vintage, l'album convoque la musique de ses parents, la fait sienne pour mieux la sublimer. 


La renaissance se fait révérence. L’album est constellé de samples légendaires dosés avec finesse et parcimonie (notamment « Too sexy » de Right Said Fred Said, « Center Thy Will » des Clark Sisters ou encore « I feel good » de Donna Summer).  


Creuset sonore, l’album frôle l’irrévérence, entremêlant sans apparente cohérence disco psychédélique et groove extatique (« VIRGO’s GROOVE »), trap et Afrobeat (« MOVE »), dancehall (« ENERGY » en collaboration avec le jamaïcain BEAM) ou encore dance nineties  (« AMERICA HAS A PROBLEM »); le tout infusé de house aux accents d’underground gay des années 80, en guise d’hommage tonitruant à la communauté LGBTQA+. 


Une renaissance insolente et émaillée de savoureuses mises au point qui auront certainement échappé aux commentateurs bornés, soulagés que l’album n’ait pas pris le tournant militant (« woke » opineraient-ils) qu’ils craignaient tant.


« They hate me 'cause they want me », déclame une Beyoncé impertinente dans « COZY », mettant ainsi en exergue le paradoxe qu’il y a à s’approprier la culture et l’esthétisme des diasporas noires et à les malmener dans le même élan, ou mieux encore, à se tenir en spectateur, les bras croisés, lorsque ces « minorités » sont bafouées et tyrannisées. Et Beyoncé de renchérir dans « ENERGY »: « Cuz them Karens just turned into terrorists »; référence acerbe aux événements du Capitole, soulignant le rôle ambigu joué dans l’oppression des minorités par des femmes pétries de privilèges, qui se revendiqueront néanmoins « féministes»  et « opprimées ». Beyoncé conclut sans ambages: « Un-American, I don't need no friends / I been thuggin' for my un-American life lights. » (« THAT GIRL ») Apostasie d’emblée: ce sont bel et bien les contradictions et l'hypocrisie d’une Amérique profondément suprémaciste mais aussi ses têtes de proue (notamment son quarante-cinquième président (« voting out 45 »; ENERGY) que Beyoncé rejette en bloc, quitte à renier son américanité. On jubile, au passage, à l’idée que ces gens dansent folâtrement sur des rythmes qui n’ont pas été écrits pour eux et qui dépeignent en réalité leurs propres travers; en Amérique ou ailleurs…


Sans vouloir vous décevoir, « RENAISSANCE » est bien l'album solo le plus militant de Beyoncé…





Paradoxe 2: Un album décadent et spirituel. 


Copyright: Mason Poole pour Beyoncé

« THAT GIRL », incipit programmatique de l’opus, pose les termes d’emblée:


« 'Cause I'm in that ho (…) 

You know all these songs sound good (…) 

'Cause I'm on that ho (…) 

Deadass (…) 

Freakin' on the weekend 

I'm indecent, let it begin. »


En substance, Beyoncé nous met en garde: « RENAISSANCE » sera indécent; âmes sensibles s’abstenir ». 


Le son est sale: coupé à la trap et émaillé de références au sexe (« CUFF IT », « CHURCH GIRL », « PLASTIC OFF THE SOFA », « VIRGO’S GROOVE »), à la drogue (« THAT GIRL », « CUFF IT » ou « AMERICA HAS A PROBLEM »); mais nulle trace de au rock'n'roll...


A se demander pourquoi certains médias s’entêtent à la nommer « Reine de la pop », comme pour adoucir la rugosité de la persona qu’elle s’efforce pourtant de construire depuis quelques années déjà. 


Reine tout court; elle s’écrie:


"Unapologetic when we fuck up the night, fuck up the night

We gettin’ fucked up tonight

We gon' fuck up the night"


Le propos est sans détour. Beyonce se fait apôtre de la libération des femmes et des mœurs. « CHURCH GIRL » met en lumière un paradoxe majeur: être une fille d’église tout en étant une fille des clubs. Aussi, la spiritualité du gospel laisse vite place à des airs de bounce hyperactifs une fois ces quelques mots lâchés: 


"I'm warnin' everybody

Soon as I get in this party

I'm gon' let go of this body

I'm gonna love on me

Nobody can judge me but me

I was born free"


Au nom des larmes versées et des obstacles surmontés, Beyoncé exhorte ses consœurs à s’affranchir du jugement d’autrui: au diable les soupçons de vulgarité et de légèreté ! Danser et se vêtir librement ne présument en rien de la respectabilité des unes ou des autres et les apparences sont souvent bien trompeuses (« Church girls actin' loose, bad girls actin' snotty »; « les filles d’église qui se comportent mal et des filles de mauvaise vie qui jouent les snobs »)


La spiritualité s’inscrit donc au cœur de l’album: « You know you got church in the mornin' : But you doin' God's work, you goin' in : She ain't tryna hurt nobody. »; "elle ne fait de mal à paersonne.")


A l’image de « BREAK MY SOUL », « RENAISSANCE » évoque avec beaucoup de pudeur les tourments que Beyoncé a connus ces trois dernières années et qui ont induit le changement de cap et la quête effrénée de la joie à l’origine de l’album.





Paradoxe 3: Une ode sentimentale et animale. 


Copyright: Caljin Jacobs pour Beyoncé


Les faiblesses de Beyonce sont transcendées et quoi de mieux qu’une ode à l’amour pour les dépasser ? C’est en somme tout le propos de « RENAISSANCE »: « You know love is my weakness / Don't need drugs for some freak shit. » (« THAT GIRL »)


La plupart des titres y sont consacrés. Il ne s’agit toutefois ni de l’amour amère de « Lemonade », ni même de l’amour mièvre de « 4 ». Hormis « PLASTIC OFF THE SOFA » et « VIRGO’S GROOVE » qui évoquent une relation idyllique basée sur le respect et l’acceptation, l’amour de la renaissance est un acte d’annexion brutale dont « ALL UP IN YOUR MIND » est l’emblème: Beyoncé y livre une déclaration d’amour masculine, où plane constamment la menace d’un amour sans nulle borne:


"I try to get all up in your mind

It stops at a crime that I wanna make you mine

I try to get all up in your mind

I'll go and do the time if it means I'll make you mine "

(« j’irai même en prison our te faire mien »)


Les références charnelles pullulent, tranchant parfois avec les mélodies seventies sucrées (« “Taste me / that fleshy part / I scream so loud” (« VIRGO’S GROOVE »), « He thought he was loving me good / I told him go harder » (« THIQUE »)). 


« AMERICA HAS A PROBLEM » (dont on imagine que le titre a fait frémir bien des tenants de la suprématie blanche) propose quant à lui l'allégorie d’un amour-traffic, transactionnel et illicite, offrant une extase proche de l’ébriété. Hybride sonore, entre trap et dance, le titre s’inspire du hit de Kilo Ali, « (Cocaine) America has a problem » (1990) et dresse une analogie à la fois funeste et euphorique entre trafic de drogue et marivaudage, que Beyonce reprend en ces termes, faisant ainsi subtilement glisser éros vers thanatos:


"Your ex-dealer dope, but it ain’t crack enough

I'm supplying my man, I'm in demand soon as I land

Just know I roll with them goons in case you start acting familiar

This kind of love, big business, whole slab, I kill for."






Paradoxe 4: Ego trip altruiste. 


Copyright: Beyoncé


L’acid trip finit par se muer en ego trip. 


Un classique du genre, nous direz-vous: un album qui se veut hip-hop ne peut déroger à la tradition de l’étalage de richesse et de l’exaltation de ses propres qualités. Dans « En attendant la renaissance de Beyonce » (<-- clic-clic), le caractère salutaire de cet ostentation matérialiste était évoqué (en référence au nouvel album de Kendrick Lamar): elle dérange l’auditoire jaloux de ses privilèges iniques arrogés depuis des générations mais constitue aussi et surtout pour l’opprimé et sa descendance un acte ultime de résilience:


"Got a lot of bands, got a lot of Chanel on me

I gotta fan myself off (…)

(Like stolen Chanel, put me up in jail) (…)

 Got a lot of style, got a lot of Tiffany on me

I gotta fan myself off (Tiffany, Tiffany, Tiffany, Tiffany, Tiffany) "

(« HEATED »)



"Versace, Bottega, Prada, Balenciaga

Vuitton, Dior, Givenchy, collect your points, Beyoncé

So elegant and raunchy, this haute couture I'm flaunting

This Telfar bag imported, Birkins, them shits in storage" 

(« SUMMER RENAISSANCE »)


L’ego trip bassement prosaïque culmine en transe verbale magistrale à la fin de "HEATED" (ma partie favorite de l'album) avant de prendre un tour plus personnel, puis universel. Un peu comme pour se rassurer, Beyoncé énumère façon Coué, l'objectivité en sus, ses innombrables qualités: 


"It's not the diamonds / It's not the pearls / I'm that girl" 

(« THAT GIRL »)


"She's a god, she's a hero / She survived all she been through / Confident, damn, she lethal" 

(« COZY »)


"I'm one of one, I'm number one, I'm the only one / Don't even waste your time trying to compete with me" 

(« ALIEN SUPERSTAR »)


"Humble like we pon' the come up" 

(« MOVE »).


Pour se rassurer. 


Et pour rassurer son auditoire féminin aussi, en passant du « je » au « vous » puis au « nous » et en l’incitant à s’accepter en dépit des normes prescrites par la société.






Paradoxe 5: Un féminisme divergent. 


Copyright: Beyoncé


Car Beyoncé est féministe, quoi qu’on en dise, d’un féminisme farouche et divergent (dont il était question dont cet article <-- clic clic). Loin des poncifs inopérants appelant à un féminisme normé et eurocentrique, elle fait l’apologie d’une féminité féroce (presqu’animale), à l’aise dans le derme sombre qui la singularise et, bien trop souvent, la marginalise. « I'm (U-N-I-Q-U-E » affirme-t-elle dans « ALIEN SUPERSTAR ») avant de prévenir: « Humble like we pon' the come up Don't make it turn into trouble 'Cause we comin' straight out the jungle. » (« MOVE ») ou encore « Might I suggest you don't fuck with my sis / 'Cause she comfortable" (hommage évident à sa soeur Solange et référence sibylline au fameux épisode de l'ascenseur; "COZY"). 


Cette féminité là ne s’encombre pas de faux semblants et ne se limite pas aux contraintes des normes et des genres. 


Ainsi, le corps de la femme noire et ses généreux contours sont glorifiés:


"Comfortable in my skin

Cozy with who I am" 

(« COZY »)


"I been thick, been fine, still a ten, still here, that's all me body positivity" 

(« THIQUE »).


Dans « THIQUE », ils sont même érigés en signes de extérieurs de richesse:


"Ass getting bigger

Racks getting bigger

Cash getting larger."


Et pour mieux convaincre son auditoire , Beyoncé mande une foule d’icônes défiant les carcans de la société. De Grace Jones dans « MOVE », à Big Freedia ("BREAK MY SOUL" et "ENERGY"), en passant par Honey Dijon, Kevin Aviance, Kevin Jz Prodigy (« PURE »), ou encore TS MADISON et sa célèbre diatribe « Bitch I’m black »:


"They hate me

'Cause they want me

(I’m dark brown, dark skin, light skin, beige Fluorescent beige, bitch, I’m black)"

(« COZY ») 


Le tout, sur fond de célébration de la scène ballroom, du voguing et, par conséquent, de la culture gay (désormais mainstream et en grande partie façonnée par la communauté noire) et dont Beyonce se fait le porte-étendard ("COZY", "ALIEN SUPERSTAR", "BREAK MY SOUL", "HEATED", "THIQUE"). Ainsi, les premières notes de "PURE" miment le son de ralliement des joutes de voguing lors des bals. Beyoncé reprend également à plusieurs reprises le jargon ballroom: des "houses", aux "categories" en passant par les qualificatifs affectueux "cunt" ou "she", suscitant, à n'en point douter, la fierté des membres de la communauté, et de leurs soutiens aussi. Le deuxième couplet de "COZY" décrit d'ailleurs très habilement le drapeau arc-en-ciel inclusif de Daniel Quasar: 


"Black like love too deep (...)

Green eyes envy me 

Paint the world pussy pink 

Blue like the soul I crowned 

Purple drank and couture gowns 

Gold fangs a shade God made 

Blue, black, white, and brown 

Paint the town red like cinnamon 

Yellow diamonds, limoncello glisterin' 

Rainbow gelato in the streets"


N’en déplaise à ceux qui l’accuseront comme toujours d’appropriation culturelle. Rompue aux critiques inévitables et faciles, elle prend les devants et invoque dans « HEATED » la mémoire de son défunt oncle / cousin Johnny, à qui elle doit son amour pour cette communauté hélas encore ostracisée, dont elle est, par ailleurs, une des icônes les plus flamboyantes. 


« RENAISSANCE » chante donc toutes les féminités et plus particulièrement celles rendues divergentes par une société normocentrée. Elles convergent toutes en quête d’une joie authentique et indubitablement noire (nommée « Black Joy »), en superhéroïnes, et se côtoient sans a priori, à l’église ou dans les clubs de striptease, sur les pistes de danse ou dans le confort douillet d’un salon feutré, dans l’unique but d’exulter à l’idée de n’être que soi:


"We dress a certain way 

We walk a certain way 

We talk a certain way 

We, we paint a certain way 

We, we make love a certain way, you know? 

All of these things we do in a different 

Unique, specific way that is personally ours 

We just reaching out to the solar system 

We flying over bullshit, we flying over"

(Barbara Aan Teer dans « ALIEN SUPERSTAR »)


Dire que ce n’est que la première partie de la « RENAISSANCE » de Beyonce…


Et vous donc, quels paradoxes avez-vous notés ? Et quels sont vos titres préférés ? 






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