08 mars 2014

DE QUI SE MOQUE KARL (LAGERFELD) ?

LE HOUSEWIFE CHIC DÉCRYPTÉ


J’aime Karl. Presque autant que Marc.
 Promis, je ne vais pas recommencer. 

Karl est drôle, n'est-ce pas?


Karl est d’une franchise proprement has been à une époque où le must est de surtout veiller à taire ce qu'on pense.


Karl dit tout, haut et fort et avec un charmant accent qui plus est.


On est donc  habitués à ses sorties controversées.


Les kilos qu'il a miraculeusement perdus en quelques mois (et jamais repris) ont causé la polémique il y a quelques années.
Plus récemment, il a avoué qu'il trouvait Adèle "a little too fat". (1)
Nos amis les bien-pensants le soupçonnèrent donc immédiatement de faire l'apologie de la minceur.
Prévisible.


Car enfin qu’attend-on vraiment d’un créateur de mode ?
Qu’il nous fasse l’éloge de la normalité?
Qu’il nous rassure et nous dise que nous sommes toutes très bien comme nous sommes ?
Qu’il n’ait pas la vanité de croire que ses créations géniales ne méritent d’être arborées que par de charmants porte-manteaux parfaitement calibrés ?


Soyons honnêtes.


La mode est cruelle et, en tant qu’art, exigeante.
Et Karl le dit sans anesthésie, ni péridurale. 


-

Ouverture du défilé Prêt-à-porter AH 2014-2015: une troupe de mannequins accoutrés de tweed entre en scène.
 
Classique.

Mais le décor, lui, interpelle.
Rayonnages à perte de vue. Affichage racoleur. Promotions indécentes.
Bienvenue au Chanel Shopping Center.

Cara Delevingne pour vous servir.

Et si la démarche est au mannequin ce que le flow est au rappeur, celle de Cara et celle de la fille sous RedBull qui lui emboite le pas, m’évoquent lean back: un truc street, très urbain.
Et puis tweed sur silhouette mimant le jogging ici, layering (2) par là et sneakers un peu partout.
La collection  prêt-à-porter de Chanel imite un quotidien loin d'être glamour.
On singe ici la femme au foyer, celle qui ne pourra jamais s'offrir de telles pièces.

L’art imitant le réel, donc.

On imagine d'ailleurs Karl s’offusquer de l’apparence négligée de cette femme surmenée et décider de la transformer en Housewife chic. (3)
On imagine Karl décréter entre deux coups de crayon: "I think everyone should run errands like they have a date at the cash register" (4)
Et d'ajouter que le beau est accessible à toutes, pourvu qu’on veuille s’en donner la peine.
Il est sympa, Karl : il veut aider les femmes, toutes les femmes, même celles dont le quotidien banal et le cheveu filasse l’affligent profondément.

Il se moque surtout.
Et  moi je m'emballe: je perçois cette ouverture de défilé comme une énième démonstration de cynisme brutal et facile.
Détourner le quotidien bien réel de la classe moyenne pour mieux amuser le parterre de clientes fortunées, coupées de la réalité et trouvant ce spectacle d'une vie quotidienne sublimée tout à fait  exquis, voire exotique.

De qui se moque-t-on?

Mais, attendez un peu… Qu’entends-je ?
 "Quand le jambon est bon c’est le jambon Cambon!",
"Une petite faim ? Un trou de mémoire ? Vite ! Une madeleine Chanel!",
déclament tour à tour Mademoiselle Agnès et Loïc Prigent.   
Et puis on distingue un sac sous cellophane à l’épaule d’un mannequin, tandis qu’un énorme cadenas et un panier, tous deux ornés de la chaîne emblématique de la marque, pendent aux bras de mannequins pressés.

Une fois leur circuit bouclé, les filles se perdent dans les allées et feignent d’être affairées.
Ooops, une bouteille tombe :
« Tenez, c’est à vous, je crois ? » « Oh ! Merci », semblent se dire deux mannequins asiatiques.
Mais de qui se moque vraiment Karl?
 De lui-même, d'une certaine façon.
A travers l'hommage rendu aux commentateurs de mode, dont les voix désormais célèbres interrompent régulièrement la mécanique savamment huilée du défilé, s'opère une critique évidente de la société de consommation, dont l’industrie la mode n'est après tout qu'un des maillons.  Au cours de ce quart d'heure haut-en-couleurs et inattendu, le monde de la mode prend du recul et s’observe, de gré ou de force; une forme de méta-mode mise en scène par Karl (qui d’autre d’ailleurs ?) se donne en spectacle.

Karl se moque d'un système à défaut de se moquer de lui-même (5).
Celui qui dit de lui-même "Everything I say is a joke. I am a joke myself"(6) entend souligner le caractère excessif et souvent caricatural du milieu auquel il appartient: on se disputerait une vulgaire tranche de jambon si elle était griffée Chanel et trouverait toutes les vertus à n’importe quelle madeleine pourvu qu'elle porte l'inscription Chanel. 

 
En somme, femmes au foyer débordées ou clientes Chanel obnubilées seraient unies dans la même obsession de posséder, de sublimer leur condition en accumulant frénétiquement, qui chocoCOCO (ou bisCOCOttes), qui it bag soigneusement mis sous cellophane tant il est vénéré. 

 
CC, Coco Chanel pour les intimes; carcan de la consommation pour toutes.
Il y en a pour tout le monde! 

 
Je m'étais donc emballée.

Loin de l’image policée de la Maison à l’incontestable renommée, Karl a osé instiller un brin de subversion somme toute rafraichissant, voire irrévérencieux. Le spectateur attentif aura en effet noté l'allusion à Coco Chanel, redevenue Gabrielle, et muée en brie, tendre et dur à la fois.
"What I've done, Coco Chanel would never have done. She would have hated it." (7), a un jour dit Karl.
Tout à fait.

Mais Coco who ?
  Crime de lèse-majesté, je sais...

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(1) un peu trop grosse
(2) superposition de vêtements, voir article
(3) femme au foyer chic
(4) citation contrefaite ("Selon moi, tout le monde devrait faire ses course vêtus comme si un rendez-vous galant les attendait à la caisse")
Citation originale: “I think everyone should go to bed like they have a date at the door" ("Selon moi, tout le monde devrait aller au lit vêtus comme si un rendez-vous galant les attendait à la porte")
(5) 'I am like a caricature of myself, and I like that. It is like a mask. And for me the Carnival of Venice lasts all year long.' ("Je suis en quelque sorte une caricature de moi-même et cela me plaît. C'est comme un masque que je porterais. Et pour moi le Carnaval de Venise durerait toute l'année")
(6) "Je ne dis jamais que des blagues. D'ailleurs, je suis moi-même une blague"
(7) "Tout ce que j'ai fait, Coco Chanel ne l'aurait jamais fait. Elle l'aurait même détesté"

2 commentaires :

  1. Je suis sur le c*l ! :)) Enfin un papier qui ne fait pas comme la bonne du curée -j'voudrais bien mais j'peux point- donc merci. J'aime Karl. Et effectivement c'est très audacieux ce dernier défilé, tout le monde en prends pour son grade. Je n'en acceptais pas la subtilité au début, j'étais dans la colère, je me disais que c'était du gros foutage de gueule, voire indécent ce défilé. Je suis maintenant emplie d'admiration devant ce défilé qui est en fait une vraie satire contemporaine.
    Ma reconnaissance éternelle Fal-bla-bla

    Sylvie ♥

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  2. Haha! La bonne du curé! Ce défilé aura vraiment marqué les esprits. Il faut dire que la présentation qui en a été faite dans les medias portait à croire qu'il s'agissait d'un gros foutage de gueule, comme tu dis. Mais en le regardant en entier, on change vite d'avis.
    Merci pour ce commentaire Sylvie! Il m'a vraiment fait plaisir! <3

    Fal-bla-bla

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