23 décembre 2019

LA COMPLAINTE DU VIGILE (DE SEPHORA... ET DE NAVARRE)

(by Fal-bla-bla)

"On ne se prend franchement pas au sérieux, en vrai."

Je suis vigile.

Chez Sephora, tiens.
Non pas qu'ailleurs les vigiles soient dénués du professionnalisme sans limites ni du peu de discernement qui m’animent ; mais chez moi, plus que chez les autres, le zèle est dévoyé, atteignant un paroxysme caricatural.

Alors, viens, je t’explique.

"T'inquiète, la voix. Je m'en charge"

J’en fais trop. « Je fais mon travail. »

Et, si en entrant chez moi, ton cœur ne se serre pas autant que le mien à ta vue, alors, cette complainte n'est pas pour toi. 
Ignore cet énième acte d'iniquité systémique.
Au mieux, détourne le regard, comme tu sais si bien le faire; au pire, lâche un "c'est facile d'être blanche!"* et passons aux aveux.

Quand je te vois franchir ces portes qui dégueulent leur flot d’effluves ressassées (et au-delà desquelles baigne une cacophonie olfactive qui pourrait peut-être, me diras-tu, expliquer l’état d’hébétement constant dans lequel j’exerce ma douteuse fonction), mon costume noir s’érige sur ton passage et hantera sans relâche ton sillage.

Bienvenue sur mon terrain de chasse, où la mauvaise foi fait loi. « Je fais mon travail. »
Mon flair est arbitraire et mes cibles faciles. 
Mon sens de prédilection ? La vue; ironique en pareil contexte.
Des considérations purement chromatiques occupent mon esprit et guident mon regard.
Ne m’en veux pas, même si, souvent, moi aussi, je suis noir; je suis surtout pavlovien...
« Je ne fais que mon travail. »

D’ailleurs, dès qu’ils t’ont vue, là-haut, je l’ai su. Stimulus, oreillette.
Ta "cible démographique" abreuve l’industrie que je sers. 
Mais ton derme est bien trop sombre pour te couvrir de probité… et de mon silicone, et de mon onéreux BHT. 
Si sombre, ton derme, que mes portiques et mes caméras en sont rendus inopérants et mon élégance panoptique, caduque. 
Mon omniprésence en devient donc manifeste: la chasse est ouverte.

De vigile à garde d'un corps de préjugés que je charrie bien malgré moi, je t'emboîte le pas. 
« Je fais mon travail, bon sang !» 
La subtilité m'importe peu. 
Ton pied, mon pied et ta main, mon œil.

"Et puis, moi d'abord, j'ai un bodyguard rien que pour moi quand je fais du shopping"

Ton égo est froissé ? Je ne suis pourtant qu’une marionnette. 
D’en-haut des ordres pleuvent, dont je ne suis que l’exécutant. Je ne cesse de te le répéter : je ne fais que mon travail. 
Je vais où on me dit d’aller, suis qui on me dit de suivre. Je monte la garde.
La voix de mon maître ou plutôt son oreille docile.

Je te sens prête à lâcher une banalité, un aphorisme niais tranchant avec le cynisme ambiant.
Diviser pour mieux régner ? C’est bien pire, malheureuse !
Si c’est moi qui te suis, c’est pour que les préjugés dont je ne suis que l’instrument soient moins flagrants…

Je suis vigile et je n'ai jamais fait que mon travail.

"C'est bon, elle est sortie."


*sentence véridique lâchée par une femme, blanche, donc.


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